Le soir du 5 juin 1950, couché sur son lit, ayant pris soin de revêtir la copie d’un pourpoint du 16e siècle, loué chez le costumier Maghet, Louis ingurgite, avec une froide détermination, le philtre qui lui a été donné.
Au creux de sa main droite se trouvent deux pièces d’or. Toutes deux destinées au Passeur des Deux Mondes. L’une pour l’aller et l’autre pour le retour.
Lentement, il sent que les battements de son coeur ralentissent.
Il a froid. Sa vision se trouble. Il sent la vie le quitter doucement, sans douleur. Il se devine en voie d’éthérisation, mais sa conscience reste intacte durant toutes les étapes de la transformation.
Au bout d’un moment, il se voit marcher sur ce qui lui paraît être un long ponton en bois s’enfonçant dans une mer de brume. Des réverbères anciens, fiers gardiens de fonte, diffusent tous les dix mètres une vague lueur jaunâtre qui s’use à percer le brouillard.
Il avance sans hésiter, à peine surpris par le silence qui absorbe les bruits de ses pas. Enfin, se dessine, au loin, une embarcation amarrée au ponton. Juste à côté, une silhouette sombre l’attend. Le Passeur.
Étrange personnage que cet homme – mais est-ce un homme ? – à qui il donne sa première pièce d’or. Louis s’attendait à gagner le Monde des Morts dans une sérénité cérémoniale, mais le rude gaillard, un grand chauve qui appuie sur une seule rame pour faire avancer sa vieille barque usée et sale, est le plus grand des bavards. Et des vaniteux.
L’orgueilleux batelier prétend avoir connu tout le monde: Molière, Mozart, Napoléon, Oscar Wilde, Eva Peron, Édith Piaf et affirme, sans retenue, savoir tout sur tout et sur tout le monde.
Posez-moi une question sur n’importe qui ! suggère t-il, par plaisir du défi.
Nen dikke nèk ! songe Louis. Il en a déjà rencontré des stoefer, mais celui-là, c’est un castar.
– Eh bien, demande t-il malicieusement, pourriez-vous me dire combien de fois Everard t’Serclaes fut échevin de la Ville de Bruxelles ?
– Everard t’Serclaes ? Attendez… Oui je me souviens de lui, affirme le passeur. Un homme bien courageux… Cinq fois.
– C’est exact, doit convenir Louis, un peu déçu de n’avoir pu clouer le bec à ce maudit klachkop.
Encouragé, celui-ci le presse de poser d’autres questions.
Rongeant son frein, pressé d’arriver de l’Autre Côté, Louis cherche l’inspiration dans l’histoire de sa ville et enchaîne les énigmes. Est-il devenu Sphinx ? Cette interminable traversée n’est plus un passage de la Vie à la Mort, mais un absurde jeu radiophonique. Et les réponses fusent justes, insupportablement correctes.
Ne sigaer op ae smaul ! (Une gifle sur ta gueule !) rumine l’ancien marollien.
La brume est de plus en plus envahissante. Lorsque la barque accoste sur la berge du Monde des Morts, Louis a enfin l’opportunité de poser la seule vraie question qui le préoccupe.
– Je souhaite me rendre à l’Hôtel de Ville de Bruxelles. Comment trouver mon chemin ?
– Dans ce monde-ci, déclare solennellement le passeur, toutes les portes s’ouvrent là où l’on désire aller. Il suffit de marcher droit devant vous et de franchir la première que vous croiserez sur votre chemin. Et d’ajouter, au moment où son passager quitte l’embarcation:
– Adieu, Monsieur Devreux, votre compagnie me fut des plus agréables.
En serrant instinctivement dans sa main droite sa seconde pièce d’or, Louis escompte bien que ce ne soit qu’un au-revoir.