Ils traversent le temps, se moquant des frontières, sont comme des oiseaux qui se posent sur les épaules de faiseurs de mots avec l'espoir qu'en les adoptant - les adaptant - ceux-ci les nourriront d'une force nouvelle leur permettant de continuer leur voyage. Hé oui, les contes sont de grands voyageurs, appartenant à tous car n'appartenant à personne.
Cela bien sûr, c'est une vision poétique.
Car le conte, si libre soit-il, n'échappe pas au 21ème siècle à la réalité de la propriété intellectuelle.
Adaptation, plagiat, droits d'auteur, domaine public... autant de mots dépourvus de toute poésie.
Ce mois-ci, conjointement au Mensuel de diffusion d'informations sur l'oralité, les conteurs et les raconteurs, édité par la Maison du Conte et de la Parole de Liège-Verviers, nous publions un article de Marie-Claire Desmette.
La doyenne des conteurs belges nous livre ici ses recherches et réflexions fouillées en la matière.
Un article qui nous rappelle aussi l'élémentaire respect à avoir face au travail de création ou d'adaptation de ses confrères, lorsqu'on souhaite ajouter un de leurs contes à notre répertoire.
Vous êtes conteur ou conteuse et souhaitez apporter votre réflexion sur le sujet ?
N'hésitez pas nous envoyer un mail ICI. Avec votre accord, nous publierons votre texte à la suite de l'article. -Dbr.
L'article de Marie-Claire Desmette paru ce mois dans le Mensuel de diffusion d'informations sur l'oralité, les conteurs et raconteurs.
Je m'appuie sur des expériences personnelles et des livres en ma possession et je ne désire entraîner personne à ma suite. Voici, partielles et personnelles et dans un certain désordre, des réflexions de conteuse sur la propriété intellectuelle.
Un ami m'a passé un livre où est présenté Jean-François Bladé, collecteur de contes de Gascogne (Philippe Tock le cite dans l'article du mois dernier), avec une réflexion sur le collectage de contes et chansons populaires. Le sujet est intéressant, j'y reviendrai.
Apologie pour le plagiat et d'autres articles
Mais, dans le même livre, il y a – heureux hasard ; pour autant qu'il y ait des hasards – deux articles intitulés "Apologie pour le plagiat". Ce qui, a contrario, concerne la propriété intellectuelle. Le livre dont il est question est "La Vie Littéraire IV, d'Anatole France, Bibliothèque contemporaine, Calmann-Lévy, 1892. 370 Pages." Cet ouvrage reprend 29 commentaires, l'auteur se défend de faire des critiques, sur des événements littéraires du temps.
Voyons l'Apologie pour le plagiat. Il ne concerne pas directement le conte mais est un bon point de départ. Le premier article traite d'une accusation contre Alphonse Daudet d'avoir plagié une situation dans un roman. Anatole France retrouve la même situation dans au moins trois romans. Il conclut: "la vérité est que les situations sont à tout le monde."
Plagiat. En droit romain, au sens premier, le plagiaire est l'homme qui détourne les enfants d'autrui, vole les esclaves. Au figuré, un voleur de pensées. Nos auteurs contemporains (fin 19ième siècle) se sont mis dans la tête qu'une idée peut appartenir à quelqu'un. Il faut considérer, en effet, que ce qu'on appelle en littérature une idée, est maintenant une valeur vénale. Par malheur, le nombre de situations et de ces combinaisons est plus limité qu'on ne pense ; … les passions humaines sont peu nombreuses. C'est la faim et l'amour qui mènent le monde… Aucun homme ne peut se flatter raisonnablement de penser quelque chose qu'un autre homme n'a pas déjà pensé avant lui… Il sait qu'une idée ne vaut que par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c'est tout l'art, et la seule création possible à l'humanité. (A. F.)
Le deuxième article analyse le cas du Tartufe de Molière, "copie" d'une pièce de Scarron, qui lui-même a trouvé son inspiration dans "Hypocrites", d'un auteur espagnol. D'autre part, La Fontaine avoue lui-même avoir pillé Esope, Le Tantcha Tantra, les 1001 Nuits. Le hasard, toujours lui, accumule les exemples de plagiat dans cet ouvrage. Homère a inclus – mal inclus – des éléments archaïques et populaires. Un autre article parle des nombreuses créations sur le thème de Cléopâtre.
Revenons à Anatole France. Anatole France regrette la vénalité de la littérature par les droits d'auteur. Aurait-il pu mener une carrière littéraire comme la sienne sans les droits d'auteur. A-t-il jamais renoncé à les toucher ? A moins d'avoir un protecteur riche et puissant, comme avant. Quel système est préférable ?
Emergence de la propriété intellectuelle
Me voici en possession de matériaux. Première observation. La propriété intellectuelle n'existait pas du temps de Molière et de La Fontaine. Elle fait sa première apparition en 1777, lorsque Beaumarchais crée la Société des auteurs pour défendre ceux-ci contre les libertés que prenaient les acteurs envers le texte. D'une façon plus générale, la liberté intellectuelle a commencé à être codifiée à la Révolution française avec l'organisation de l'aspect financier. Je ne vais pas chercher à faire l'historique dans les différents pays. Daudet, tout comme nous, sommes soumis à la notion de propriété intellectuelle et de droits d'auteur.
Qu'en est-il pour nous, conteurs ? Je ne suis pas juriste et ne vais donc pas me mêler de l'aspect légal ni de l'organisation de la perception des droits d'auteur. Je reste dans le domaine du respect de la propriété intellectuelle. Dès l'abord, nous devons faire la différence entre les contes traditionnels et les contes d'auteur. Entre les contes d'auteur dans le domaine public, 70 ans après la mort de l'auteur, et ceux qui ne le sont pas. Les contes traditionnels sont à tout le monde. Les contes d'auteurs, tombés dans le domaine public, aussi. Les contes d'auteur qui ne sont pas dans le domaine public, sont la propriété de l'auteur. Simple mais cela se complique.
Contes traditionnels / contes d'auteur
Je me débats dans les questions et tout autant dans les réponses, que je ne voudrais imposer à personne. Je m'avance dans une jungle et vais tenter de débroussailler. Comme le dit AF, les grands thèmes appartiennent à tout le monde. De même, beaucoup de contes traditionnels sont bâtis sur un petit nombre de schémas. A partir de leur mise en scène, cela se complique. Nous devons examiner les situations, les éléments du récit. Certaines situations sont de tous temps et de partout. Par exemple, deux amoureux s'aiment, rencontrent des obstacles, sont aidés, "se marièrent et …". Une situation vraiment originale existe-t-elle ? Au risque de contrarier AF, je dirais que oui. "Le Vilain petit canard", qui raconte la vie de Hans Christian Andersen, me paraît original, comme d'autres récits de cet auteur. Mais Hans Christian Andersen est mort en 1875, ses œuvres sont donc dans le domaine public.
Il est parfois difficile de savoir si un conte est un conte d'auteur ou un conte traditionnel. Beaucoup de gens croient que le Vilain Petit Canard est un conte traditionnel. J'ai eu en main un album illustré pour enfant qui présentait l'histoire de la soupe au caillou dans le monde animal. Si je n'avais pas lu et entendu de nombreuses versions de cette soupe au caillou, je pourrais croire que l'idée de l'auteur de l'album est originale. Pour juger si une situation est originale, il faudrait une connaissance encyclopédique que nous ne pouvons pas avoir.
Les éléments du récit
On peut trouver ici plus d'originalité. A nous de juger honnêtement. Si j'entends un conteur intégrer dans un conte traditionnel des personnages, des faits, de l'actualité, je dois me dire que cela est original. Il ne serait pas honnête de m'en emparer sans en référer au conteur. De même, je ne vais pas essayer de calquer le style d'un autre conteur. Cela me gêne d'entendre des conteurs-perroquets. Nous savons tous que nous avons à nous approprier le conte et le faire nôtre par notre réécriture et la façon de le présenter. Mais quid des citations ?
Transmission orale
De conteur à conteur. Certains disent: "conteur voleur" ! Pourtant ce genre de passage est bien dans la ligne de nos ancêtres conteurs. Quelques problèmes quand même.
Il faut d'abord savoir si le conte entendu n'est pas un conte créé de toutes pièces par le conteur. Dans ce cas, il lui appartient. Autre exemple. Michel Hindenoch a ajouté un personnage à un conte traditionnel. Il estime que ce personnage lui appartient et ne peut être repris par un autre conteur sans son autorisation. Mais voilà, en l'écoutant, peut-on déceler l'apport personnel ? Quand je présente un conte de ma plume, je le dis en commençant. Jusqu'à présent, personne n'a manifesté le désir de le reprendre. Quand les ministres d'un sultan portent des noms dérivés de ceux d'hommes politiques actuels, on peut dire que cette forme-là est un apport du conteur et, à mon sens, malvenu de le copier sans permission. (De toutes façons, il est malvenu de conter-perroquet).
La Charte des Conteurs de l’Association Nationale des Conteurs d’En France, http://www.ancef.org dit dans son chapitre IV:
1- Dès que nous exerçons notre Art hors de la sphère strictement privée (le cercle de famille), nous nous engageons, comme doit le faire tout citoyen, à connaître et respecter les lois sur la propriété intellectuelle, artistique et littéraire. (cf: Loi N° 57-298 du 11 mars 1957 et loi N° 85-660 du 13 juillet 1985, disponibles facilement dans les mairies). En Belgique, loi du 18 juin 1994.
2- Nous reconnaissons, comme c’est le cas pour toute œuvre d’Art, que lorsqu’un Conteur publie un Conte ou le raconte en public, sa version ne tombe pas pour autant dans le «domaine public». Tout apport personnel de sa part (boniments, formulettes, motifs, épisodes, images, formulations, tournures, etc...) reste de droit sa propriété exclusive. Leur emprunt ne saurait donc se concevoir sans le consentement de leur auteur, ni à l’insu de l’auditoire. Nous nous engageons par conséquent à ne pas enregistrer, ni transcrire, ni diffuser - même partiellement - les versions de nos confrères sans leur accord.
Personnellement, je suis d'accord avec ces dispositions.
Transmission écrite
Certains diront que, même les contes traditionnels ne nous sont connus que parce que nous les trouvons dans les livres. Ce qui m'amène à parler de l'éditeur et des auteurs. Auteurs au pluriel, j'y inclus le véritable auteur, le traducteur, l'illustrateur.
Prenons un exemple: les contes des frères Grimm. Il s'agit de contes collectés dans des milieux populaires et mis en forme par les auteurs. La matière est donc: contes populaires et ils appartiennent au patrimoine de l'humanité. Comme je ne lis pas l'allemand, j'ai connu ces contes à travers une traduction. Je possède deux recueils en français. Un a été publié à une date non mentionnée, sans nom de traducteur ni date. Un autre, un très bel ouvrage, mentionne le nom de la traductrice, reprend des illustrations anciennes dont on détaille soigneusement les crédits photographiques, auxquelles s'ajoutent des illustrations originales dont l'auteur est connu. Date de publication: 2013. Pour moi, nous avons toute liberté d'utiliser les textes comme base de réécriture. Surtout que les thèmes et beaucoup d'éléments du récit existent dans bien des versions provenant d'autre pays que l'Allemagne et certaines ont été publiées bien avant les frères Grimm. Par contre, utiliser les illustrations pour un Kamishibaï demanderait d'obtenir l'autorisation de reproduction. Beaucoup des contes de Grimm, version française, sont sur Internet et facilement copiables. Faut-il en déduire que ceux-là et bien d'autres, sont à notre disposition ?
Pour certains, le changement de forme induit une autre histoire. Nous qui passons d'une version écrite à une présentation orale, aurions-nous de facto tous les droits ? Cela me paraît abusif. Reprendre toutes les péripéties, les noms des personnages, les répliques, me paraît abusif et… dangereux.
Oui, les contraintes de l'une et l'autre forme ne sont pas pareilles. Oui, pour autant que ce passage de l'écrit à l'oral ne soit pas un simple calque, un servile plagiat.
Abus de la propriété intellectuelle de l'éditeur et de l'auteur ?
Au début de Les Esprits élémentaires de Karl Grün, Guy Trédaniel éditeurs, nous pouvons lire: "Tous droits de reproduction, traduction et adaptation sont réservés pour tous pays. " Dans cet ouvrage, je trouve des commentaires et des poèmes. Ils appartiennent à l'auteur. Mais tout le travail de l'auteur repose sur l'analyse de contes traditionnels. Ni éditeur ni auteur ne peuvent se réserver aucun droit sur la Danse des Korrigans, par exemple, ou les nombreux récits de nains, nutons, elfes, etc…, une foule d'histoires qu'on trouve dans d'autres livres et dans la tradition orale. Pour moi, la notion de réserve concerne uniquement les poèmes et les commentaires qui illustrent chaque point. L'auteur est mort à la fin du 19ième siècle. Il serait donc dans le domaine public, sauf qu'il s'agit d'une publication posthume datée de 2009. Si droits il y a, ils seraient sans doute pour l'éditeur et/ou les descendants, je ne vais pas entrer là-dedans.
Dans l'Avertissement au début de "Femmes qui courent avec les loups" de Clarissa Pinkola Estès, je lis: "les histoires [...] la femme squelette […] sont protégées par un copyright et ne sont donc pas dans le domaine public". Or, la Femme Squelette est un conte traditionnel Inuit et Estès n'est pas la seule à l'avoir inséré dans un livre. Disons que le copyright s'applique sur la lettre de sa réécriture et non sur le fond.
Générosité
Claude Seignoles a collecté un grand nombre de contes en France. Il s'est aperçu que certains thèmes n'avaient pas été traités dans certaines régions. Il a alors inventé des histoires sur le modèle et avec des éléments des contes traditionnels pour pallier ce manque. Ces derniers contes sont donc des contes d'auteur. Nicolas voulait en travailler. Il a téléphoné à Claude Seignoles pour avoir son autorisation. Claude Seignoles lui a répondu qu'il était honoré qu'on raconte ses histoires et qu'il donnait bien sûr son autorisation. Il a ajouté: "J'espère que vous me trahirez un peu."
Voilà où j'en suis. A vous, maintenant, Marie-Claire Desmette